6.
C’est vrai qu’on peut plus continuer sur ce chemin ? demanda Shitsu Kiwa, accouru avec ses hommes.
Le peuple kôshu était déjà en train d’installer son campement. Comme toujours, ce fut Kinhaku qui lui répondit.
— La route est condamnée. Il est préférable de ne pas insister.
— Mais c’est…
— Et alors, que prévoyez-vous de faire ? intervint Ren Chodai.
Shushô s’étonna de voir que Chodai, pour une fois, s’adressait directement aux gôshi.
— Des collègues ont barré la route pour nous signaler qu’il valait mieux faire un détour. On va prendre par la forêt et contourner cette zone.
— Combien de temps cela nous demandera-t-il ? N’allons-nous pas rencontrer d’autres dangers ?
— Cette solution est la moins risquée. En marchant bien, ça nous prendra pas plus d’une journée. Le problème, ce sera plutôt de retrouver le chemin. Mais à mon avis, les autres ont dû baliser l’itinéraire. Enfin, j’espère.
— Y a-t-il un risque que nous nous égarions ?
— Tout est possible. C’est pour ça qu’on doit se préparer.
— Ce yôma représente-t-il un tel danger qu’il nous faille en courir un autre pour l’éviter ?
— À vrai dire, je ne sais pas à quoi il ressemble. Mais s’il n’était pas si dangereux, nos collègues ne se seraient pas donné la peine de nous avertir en bloquant la route.
— Je vois…
— Est-ce que je peux vous demander un service, monsieur ? demanda Kinhaku.
— De quoi s’agit-il ? répondit Chodai en haussant les sourcils.
— Pourriez-vous dire à vos amis de bien se cacher sous les arbres ? Et aussi, pourriez-vous éviter de faire un feu et de cuire de la viande ou du poisson, au moins pour cette nuit ? Surtout, ne tuez pas de volaille ou de mouton. Pour ce soir, je vous demanderai de manger du riz sec et de faire le moins de bruit possible. Je pense qu’on est à bonne distance du yôma, mais on ne sait jamais.
Chodai, le visage sévère, ne paraissait guère apprécier toutes ces mises en garde.
— Je ne peux rien vous promettre… J’en prends bonne note.
Il tourna les talons et revint vers le chemin. Kiwa, qui s’était tu jusque-là, renifla bruyamment en le regardant s’éloigner. Il semblait se méfier de lui.
— Ah, heureusement que les gôshi sont là ! dit-il en adressant un sourire à Kinhaku. Donc pour cette nuit, si on se tient tranquilles et qu’on reste bien cachés, on ne se fera pas attaquer, c’est ça ?
— Je sais pas, répondit Kinhaku sur un ton sec. Je pense que les arbres ont été abattus cet hiver. Plus précisément, au début de l’hiver. Peut-être bien que le yôma s’est déplacé entre-temps, peut-être bien qu’il est tout près. En fait, l’idéal serait de dire à vos hommes de ne pas dormir cette nuit.
Kiwa avait l’air anxieux. Il acquiesça en hochant lourdement la tête.
— À partir de demain, il faudra donc progresser à travers les broussailles. Est-ce que la voiture pourra passer ?
— Impossible. Il faudra la décharger et mettre vos affaires dans des chariots légers. Et même ainsi, vos hommes devront les pousser. Le mieux serait encore d’abandonner voiture et chariots, et de continuer uniquement avec les hommes et les chevaux. S’il vous reste des choses que vous ne pouvez pas porter, faites-en cadeau aux autres.
— Ce n’est pas un peu exagéré, tout de même ?
— Vous pensiez faire votre entrée au mont Hô en voiture ? Écoutez, même si on peut récupérer le chemin, après, il devient très mauvais et il faudra de toute façon laisser les voitures. Alors, un peu plus tôt ou un peu plus tard…
— Mais…
— Préparez-vous sans faire de bruit. Si vous n’avez pas assez de sacs à dos, faites-en en utilisant la toile de vos tentes. Prenez en priorité l’eau et les vivres. Et si vous ne pouvez pas prendre les deux, uniquement l’eau. C’est l’essentiel.
— Combien en faudra-t-il ?
Kinhaku fit un bruit avec sa langue.
— Je ne sais pas ! On ne sait pas ce qui nous attend. Et on ne sait pas non plus où et quand on retrouvera le chemin. Ce que je sais, c’est que lorsqu’on n’a plus d’eau, la mort n’est pas loin.
— On pourrait peut-être envoyer quelques hommes en reconnaissance ?
— Faites ce que vous voulez. Mais nous, on ne le fera pas.
Kiwa se tut, l’air troublé. Il s’éloigna, la tête basse.
Kinhaku et les autres gôshi se tournèrent vers Shushô et leurs clients.
— Alors, vous avez entendu ? On ne sait pas ce qu’il y aura après. Mais vous pouvez vous attendre à ce que ce ne soit pas de tout repos.
Celui qui avait engagé Kinhaku, un vieil homme d’apparence douce et tranquille, acquiesça d’un discret mouvement de tête. Ce silence indiquait assez qu’il avait une confiance absolue en son gôshi. Mais d’autres, plus inquiets, n’hésitèrent pas à exprimer leurs craintes. Les collègues de Kinhaku s’employèrent à les rassurer, et la tension finit par retomber.
Je comprends mieux maintenant ce qui différencie ces gens-là du groupe de Kiwa, se dit Shushô. Celui qui engage un gôshi sait bien qu’il ne pourra jamais arriver au mont Hô sans son aide. Il lui confie sa vie. Il est donc obligé de lui faire confiance.
— C’est pour ça que tu ne voulais pas aider ceux qui ne te font pas confiance, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle à l’oreille de Gankyû.
— Pardon ? fit-il sans comprendre.
— La raison pour laquelle, toi et Kinhaku, vous n’êtes pas plus gentils avec les autres. Aider et penser à la place de quelqu’un qui te fait même pas confiance, c’est pas possible. C’est ça, non ?
Shushô trouvait Kinhaku plutôt sympathique. Et si elle pensait que Gankyû n’était pas quelqu’un de très aimable, dans le fond, elle ne le détestait pas.
C’était quand même grâce à lui qu’elle avait pu entrer dans la mer Jaune, et jusqu’ici, il avait toujours pris soin d’elle. Seulement, elle n’était jamais parvenue à comprendre clairement la raison pour laquelle il se montrait si insensible envers les autres. Ce n’est que maintenant, après avoir assisté à cette scène, qu’elle croyait avoir enfin obtenu un élément de réponse. Elle en était très contente, et pour tout dire, assez satisfaite. Mais…
— Idiote…
La réplique de Gankyû tomba comme un couperet. Cette fois, c’est elle qui ne comprit pas.
— Quoi ?… Et pourquoi je suis idiote, d’abord ? dit-elle en montant sur ses grands chevaux.
Gankyû ne se donna pas la peine de répondre. Il la regarda d’un air las, puis il se détourna et alla rejoindre le groupe des gôshi pour s’entretenir avec eux.
— Mais c’est quoi, ça ? Je te dis que j’ai compris maintenant !
Une main se posa sur son épaule. C’était Rikô et son éternel sourire.
— Viens, assieds-toi là. Il vaut mieux les laisser tranquilles. À mon avis, ce n’est pas le moment de les déranger.
— Mais tu as vu sa réaction ? C’est incroyable, non ?
— Écoute, Shushô. Tu as raison de chercher à comprendre la mentalité des gôshi…
Son sourire s’élargit.
— ... Mais si tu espères trouver ce que tu as envie de trouver, je crois que tu seras déçue.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Que tu es une fille intelligente et pleine de sagesse. Que malgré tes désaccords avec lui, tu apprécies Gankyû. Et que du coup, tu aimerais pouvoir penser que c’est quelqu’un de bien. Je me trompe ?
Il lui était difficile de dire le contraire. Elle acquiesça. Elle se laissa tomber à côté de Seisai et s’adossa contre lui. Le pelage de l’animal avait l’air sale.
— Oui… Tu as peut-être raison.
— Malheureusement, je ne pense pas que l’idée que tu te fais de « quelqu’un de bien » soit la même que celle de Gankyû. Il a sa propre façon de voir les choses, sa propre logique. Et donc à mon avis, tu fais une erreur en voulant juger les gens avec tes critères à toi.
— C’est pas évident…
— Écoute, tu aimes les montures, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et tu aimerais bien pouvoir en faire le commerce et devenir shushi. Être kôshu, en quelque sorte. C’est bien ça ?
— Oui, ça ne me déplairait pas.
— Bien, dit-il toujours souriant, en hochant la tête. Mais est-ce que tu sais vraiment ce que ça signifie : être kôshu ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Au même instant, un soupir appuyé annonça le retour de Gankyû dans la conversation :
— Hum… Un homme qui possède un sûgu aurait-il la prétention de comprendre ce que c’est qu’être kôshu ?
Rikô laissa échapper un petit rire et se poussa pour lui faire place.
— Je te trouve bien sévère !
— Mais c’est la vérité, dit Gankyû. Quand on porte une veste molletonnée en soie ou qu’on monte un sûgu, je doute qu’on puisse vraiment comprendre quoi que ce soit aux Kôshu.
— C’est vrai, tu as peut-être raison.
Shushô regarda le visage de Rikô qui affichait un sourire complice, puis celui de Gankyû, à l’expression austère. Elle serra les poings.
— Alors, je comprends rien, c’est ça ? lâcha-t-elle. Sous prétexte que je ne connais pas la vie des Kôshu, je ne peux pas les comprendre ?
Gankyû approuva d’un hochement de tête.
— Tu n’as jamais mené une vie errante, que je sache ?
— Vous n’êtes que des imbéciles, c’est tout ce que vous êtes !
Gankyû éclata de rire. Shushô tremblait de colère.
— Et toi, d’une grande intelligence. Oui, je sais…
— Absolument ! dit-elle d’un ton péremptoire. Je suis la fille de Banko, et je suis la plus intelligente de mon école ! Vous pensez que je ne peux pas comprendre ? Mais c’est vous, mes pauvres, qui ne comprenez rien !
— Tant que tu penseras de cette manière, c’est sûr que tu ne comprendras jamais rien aux Kôshu.
— C’est ce que tu crois. Parce que tu n’as jamais pu être autre chose que la queue d’un chien ! Tu n’es pas assez intelligent pour ça !
— Quoi !? cria Gankyû en se décollant d’un coup de reins du tronc d’arbre auquel il était adossé.
Shushô le fixait froidement, sans sourciller. Elle se releva avec calme et le toisa du regard.
— Tu as gagné tes soixante-cinq ryô. Félicitations !
Elle rajusta tranquillement ses vêtements.
— Ton service est terminé… Salut.